- ORNEMANISTES
- ORNEMANISTESSi le terme d’ornement est constamment employé, à partir du XVIe siècle sous diverses acceptions ou nuances, celui d’ornemaniste, d’apparition tardive, est mal défini. Et lorsque Pierre-Edme Babel est reçu à l’Académie de Saint-Luc comme «sculpteur-ornemaniste», il ne s’agit que d’une qualification appliquée à son métier de sculpteur. À la fin du XVIIe siècle, la correspondance de Cronström avec Nicodème Tessin mentionne des «sculpteurs compagnons ayant assez d’entendement à l’égard des figures de stuc, bas-reliefs et autres ornemens» ou qui «entendent également la figure et l’ornement», ou Bérain auteur d’«ornemens pour les plafonds, panneaux ou lambris ou les vaisseaux». L’ornemaniste y est finalement défini sans être nommé: «Ce qu’on appelle un peintre d’ornemens, c’est, en premier lieu, un homme qui invente et dispose des desseins d’ornemens. Il y a de ceux-là qui ne font que disposer et dessigner sans peindre; d’autres qui dessignent peu et ne peignent point. Il y a ensuitte les parties qui entrent dans l’ornement comme la Figure, l’Architecture, la Perspective, l’Allégorie, la Grotesque, les Animaux, les Oiseaux, les Fleurs, les Masques, etc. Et puis ce qu’on appelle proprement l’ornemens, qui est la feuille de refand, les rinceaux, etc.» Claude Perrault, un peu plus tôt, avait inclus dans l’ornement «toutes les choses qui ne sont point les parties essentielles, mais qui sont ajoutées seulement pour rendre l’ouvrage plus riche et plus beau». Ces textes définissent l’ornemaniste par ses productions et par l’étendue de son champ d’activité. C’est un artiste qui invente, dessine et qui accessoirement exécute des ornements recouvrant toutes les catégories possibles, de la décoration en architecture à l’embellissement gratuit d’un décor ou d’un objet. De telle sorte que sa création s’adresse aussi bien au peintre qu’au stucateur, à l’ébéniste qu’à l’orfèvre, son rôle englobant la conception, ou l’exécution, ou les deux à la fois. On s’efforcera donc de distinguer la part de l’invention et/ou du dessin, et la diffusion du modèle exécuté, en nous restreignant toutefois au seul XVIIIe siècle, dans la mesure où l’exécution industrielle modifie sensiblement au XIXe siècle la fonction et le propos de l’ornemaniste.L’ornemaniste comme inventeurSelon Perrault, Watelet ou Quatremère de Quincy, c’est d’abord en architecture qu’on se sert d’ornements, parties essentielles de la décoration, éléments distinctifs des ordres. L’ornemaniste aura donc des prétentions architecturales, même s’il n’est pas architecte lui-même. Les critiques adressées aux projets architecturaux de Gilles Marie Oppenord et de Juste Aurèle Meissonnier – deux ornemanistes qui ont assurément plus dessiné qu’exécuté – font clairement apparaître la distorsion entre l’invention et l’exécution: «La touche hardie et séduisante [des dessins d’Oppenord] empêchait qu’on ne s’aperçût qu’ils ne faisaient plus le même effet dans l’exécution»; le «dessein [de Meissonnier] dans la vérité faisoit beaucoup d’effet sur le papier. C’étoit même cela qui le trompoit. Il prétendoit que dans l’exécution les mêmes effets de clair-obscur se feroient sentir». La plupart des dessins d’Oppenord ne seront gravés qu’après sa mort en 1742, notamment les Différents Fragments d’architecture & d’ornemens (ou Grand Oppenord ), comprenant des décorations d’appartements, des fontaines, des trophées, des autels, des tombeaux, mais aussi des cheminées et lambris de menuiserie et de sculpture, des chandeliers, des lutrins, des girandoles, des consoles, des agrafes et des cartels. Cette énumération illustre la diversité du répertoire ornemental comme le genre d’inventions relevant de l’architecture. Quant à Meissonnier, qui exerce – peu – l’architecture et revendique les qualités de dessinateur et de peintre, d’orfèvre et de sculpteur, il donne à graver des modèles de chandeliers et de tabatières, de légumes et de bordures, de ciseaux, de traîneaux, de tables ou de gardes d’épées et de boîtes de montre. Ce sont encore des objets liturgiques, des trumeaux, des portes, des meubles, voire un salon entier, et puis, comme Oppenord, des autels et des tombeaux. L’ornement s’étend à toutes les catégories d’objets, parfois avec redondance. Et si vers 1750-1760 l’Encyclopédie constate la dépravation du goût pour les ornements en peinture comme en architecture, si Jacques-François Blondel déplore ces «ornements qui n’étaient que des ornements se succédant les uns aux autres» dont il observe la bizarrerie, le manque de naturel et la surabondance, les ornemanistes n’en rivalisent pas moins d’imagination dans les modèles qu’ils inventent: aux Tableaux d’ornemens et rocailles de Jacques de Lajoüe répondent les Livres propres à ceux qui veulent apprendre à dessiner l’ornement chinois de Gabriel Huquier, les Panneaux et fantaisies propres à ceux qui aiment les ornements de Bellay, ou encore les Motifs chinois avec ornements rocailles de Jean Pillement, le Livre de principes de l’ornement en feuilles grotesques de Roberday et enfin le Nouveau Livre de principes d’ornemens particulièrement pour trouver un nombre infini de formes qui en dépendent , gravé d’après des dessins de Claude Gillot. Ces titres généraux dissimulent une profusion de modèles dont les inventeurs sont indistinctement dessinateurs, sculpteurs, orfèvres ou peintres. On y trouve pêle-mêle des objets divers, des feuillages, des colonnes, des arabesques. Cette forme figure en bonne place dans les ornements préconisés, et la référence à l’Antiquité comme aux Loges de Raphaël n’empêche pas le succès, en ce domaine, des modèles de Jean Bérain, Claude III Audran, Claude Gillot, Antoine Watteau enfin. Ce n’est pas un hasard si les quelque cent dix-sept arabesques inventées par ce dernier sont gravées dans les années qui suivent immédiatement sa mort. Ces «compositions d’ornemens» sont destinées par leurs éditeurs à des découpures, des paravents, des écrans, des lambris, des dessus de porte. En ce sens, Watteau doit être qualifié d’ornemaniste, même si la médiation des graveurs est essentielle, puisqu’à partir de croquis schématiques ils multiplient vraisemblablement le nombre des modèles réellement conçus par Watteau, leur attribuant d’autres usages. Huquier vient en tête de cette entreprise, cependant qu’il grave et publie également d’après les dessins de Gillot un Livre d’ornements, de trophées, culs de lampe et devises , ou encore des Desseins d’arquebuserie , un Livre de portières , des Desseins de clavecin ... Ces titres se rattachent à la floraison de suites gravées tout au long du XVIIIe siècle pour répandre auprès de certaines catégories d’artistes ou d’artisans des modèles à usage plus ou moins spécifique: «ornements et fleurs utiles aux artistes», «contours d’ornemens traités dans le goût de l’art propre aux Horlogers, Orfèvres, Cizeleurs, Graveurs», «à l’usage des jeunes artistes qui se destinent à la décoration des bâtiments», «aussi utiles à ceux qui commencent à s’appliquer au dessein qu’à ceux que leur profession oblige journellement d’en faire usage», «faciles à être exécutés par les peintres, sculpteurs, orfèvres et brodeurs», «propres à ceux qui veulent apprendre à dessiner l’ornement chinois et à différens usages comme pour les feuilles de paravens, panneaux, etc.». Oppenord donne «différens morceaux à l’usage de tous ceux qui s’appliquent aux Beaux-Arts», François-Thomas Mondon dédie ses Livres de pierreries à MM. les Gardes et Marchands Orfèvres joailliers, Clément-Pierre Marillier à MM. les Orfèvres, Fondeurs, Ciseleurs ses «ornements composés dans le goût le plus moderne destinés à être exécutés en or, argent, cuivre et autres métaux». D’un recueil à l’autre, d’un auteur à l’autre se constitue un répertoire d’ornements plus ou moins passe-partout, souvent les mêmes à quelque détail près; l’ornemaniste doit pouvoir dessiner les modèles nécessaires à une façade, un appartement, une église ou à un surtout de table. On le voit avec Jean-Bernard Toro ou Pierre-Edme Babel comme avec Juste Aurèle Meissonnier ou Thomas Germain. Nicolas Pineau dessine des lambris, des consoles, des cartouches, des pieds de table, des vases, des torchères. L’architecte Jean-François Cuvilliès, établi à Munich, fait graver toutes sortes de cartouches, des cadres et des bordures, des plafonds, des lambris, des commodes, des serrures, des fontaines, des trophées, sans compter les morceaux de fantaisie, caprices et ornements dits «à divers usages». L’ornemaniste destine donc ses dessins à différents types d’exécutants comme à différentes fonctions. Ces applications multiples peuvent avoir été conçues comme telles, mais elles peuvent aussi être le fait du seul utilisateur.L’ornemaniste exécutantSi certains inventeurs d’ornements ont la capacité d’en être, ou non, les exécutants – Meissonnier, orfèvre, Pineau ou Dugoulon sculpteurs du bois, Mondon ciseleur –, tel n’est pas le cas général. On définira donc une seconde catégorie d’ornemanistes chargés de diffuser et d’exécuter les modèles à tout faire, que d’autres ont créés. Ces artisans ne sont pas toujours de purs instrumentistes reproduisant mécaniquement une invention à laquelle ils n’ont point eu part. Ils peuvent au contraire interpréter librement le dessin original, modifiant ses proportions, choisissant son matériau comme son champ d’application. L’Architecture française de Mariette contient des «nouveaux desseins de plafonds inventés par Pineau et qui peuvent s’exécuter en sculpture et en peinture»: le choix proposé dépend peut-être du commanditaire, mais aussi de la spécialisation de l’artisan ornemaniste. Dans le même ouvrage, les planches consacrées à l’hôtel d’Évreux reproduisent en dessus de porte des peintures de Watteau qui n’y ont jamais été placées; il s’agit de copies libres de gravures d’après ces compositions. Watteau est bien ici, involontairement, ornemaniste, puisqu’il a créé le modèle, mais comment qualifier le graveur qui l’a popularisé, le peintre qui a transposé l’estampe? Et que dire de l’artiste chargé par les manufactures de porcelaine de reproduire sur des tasses les couples tirés de l’œuvre de Watteau sans avoir jamais été destinés à pareil usage?La distinction entre possible et fantaisie, entre modèle idéal et exécution est parfois indiquée: les dessins de serrurerie de Pineau, ceux de Chevrillon pour «meubles et ornemens» ont été pour certains exécutés et pour d’autres restés à l’état de projet. Le dessinateur ne doit pas perdre de vue l’application pratique de son invention, de même que l’exécutant a besoin des modèles qui lui sont proposés. Thomas Chippendale précise clairement les buts de son Cabinet Maker’s Director : aider les uns dans le choix, les autres dans l’exécution des modèles (designs ). L’ornemaniste prend en compte les besoins de l’artisan, comme ceux du client, souvent indécis, ou imprécis quant à ses souhaits. Des dessinateurs comme Berain ou Pineau, Slodtz ou Delafosse, Oppenord ou Dugourc s’adressent aux artisans comme à leurs clients en quête de meubles ou d’objets à la mode. Ainsi les modèles de cadres sont parfois dus au peintre du tableau, parfois à l’architecte responsable du décor. Si Michel-Ange Slodtz est chargé de sculpter la somptueuse bordure de la toile de Jean-Baptiste Oudry représentant une Chasse de Louis XV , c’est sur un dessin de Juste Aurèle Meissonnier. Qui faut-il, en ce cas, qualifier d’ornemaniste, Meissonnier l’inventeur ou Slodtz le brillant exécutant? Vers la même époque, le comte de Tonnay Charente voulant un carrosse demande à Jacques de Lajoüe, peintre de l’Académie royale, d’en dessiner le décor qui sera exécuté par quelque peintre et sculpteur du bois de l’Académie de Saint-Luc. Là encore, qui est l’ornemaniste? Le passage de l’idée à sa mise en pratique peut être formalisé. Lorsque Huquier, dessinateur, mais surtout graveur et éditeur de la plupart des ornemanistes de son temps, publie un Nouveau Livre propre à ceux qui veulent apprendre l’ornement et à différens usages comme pour les feuilles de Paravent, Paneaux, etc. , le Mercure précise que ces «feuilles d’ornemens peuvent servir à différens usages et même à apprendre à dessiner l’ornement». Le sens vague donné ici à ce terme, détaché de son contexte de découpures ou de paravent, peut nous aider à définir l’ornemaniste comme l’inventeur d’une forme esthétique gratuite, où se mêlent étroitement la fonction utilitaire et l’embellissement proposé. On ajoutera que ces modèles, conçus pour l’essentiel à Paris, connaissent du fait de la gravure – à laquelle ils sont le plus souvent destinés – une large diffusion à travers l’Europe des Lumières.Faut-il en déduire qu’il y a deux catégories de créateurs d’ornements, ou bien sont-ce les mêmes qui appliquent leur invention à quelque projet précis en même temps qu’ils exercent leur fantaisie à une superfluité plaisante? Lorsque Huquier accumule les vases, Lajoüe les motifs chinois, Gillot les casques et trophées, à quoi et à qui destinent-ils cet amas de petits croquis vite tracés à la plume à raison d’une dizaine par page? Seront-ils intégrés à une arabesque, ou encore à une vignette, utilisés en culs-de-lampe par un éditeur, copiés par un orfèvre, ou sculptés pour une boiserie, peints pour le décor d’un appartement? Certains motifs d’ornements, comme les espagnolettes, les guirlandes, les coquilles ou les trophées servent à plusieurs usages: non seulement ils peuvent être exécutés en différents matériaux, mais ils peuvent figurer en peinture, en sculpture ou en gravure. On retrouve les mêmes inventions sur les tabatières, les lambris, les meubles, les étoffes. En étirant les proportions d’un dessin, en y ajoutant ou en en retranchant quelque détail, on peut l’appliquer à un chenêt, un vase monté, un cartouche, un autel. Parce que le champ de l’ornement est pratiquement illimité, aucun ornemaniste ne peut envisager toutes les applications possibles de son invention. Il lui faut donc concevoir une forme indéfiniment adaptable à des fins encore inconnues. Dans cette variété des possibles se trouve sans doute la vérité de l’ornemaniste.
Encyclopédie Universelle. 2012.